LA LIGNE ET LE CERCLE

« Tu es chrétien ou bouddhiste ? » « Je m’en fous » C’est ce que tu crois. Sauf que, même si tu es athée, tu as été élevé dans un système et que ce système influence, à ton insu, toute ta vie quotidienne, y compris au boulot.

« Tu es chrétien ou bouddhiste ? » « Je m’en fous » C’est ce que tu crois. Sauf que, même si tu es athée, tu as été élevé dans un système et que ce système influence, à ton insu, toute ta vie quotidienne, y compris au boulot. Les religions du Livre, comme on dit, voient le monde avec un début et une fin. On l’appelle comme on veut, Genèse, Big Bang, Fin du monde, Temps messianiques, ça n’a aucune importance. Si tu as été élevé dans ces religions, et même si tu es athée, en toi, il y a cette notion qu’hier n’est pas aujourd’hui et qu’aujourd’hui n’est pas demain. Le brave Bergson a bien expliqué cette notion dans Matière et Mémoire, avec sa ligne du Temps sur laquelle frotte la pointe du Présent. Notion qu’on retrouve chez je ne sais plus quel philosophe grec (Epictète ?) quand il affirme qu’on ne se baigne jamais dans le même fleuve. Tout change, ma brave dame, même les saisons. Les Asiatiques (bouddhistes,hindouistes, tous ces mecs en robe orange et crâne rasé) voient plutôt le monde comme un cercle. Les choses reviennent sans cesse selon des cycles, plus ou moins longs, mais, profondément, tout est pareil. Y’a rien de neuf sous le soleil, mon bon monsieur… Qu’est ce que ça a à voir avec le boulot ? Tout. Pour les uns (les premiers), la primauté est donnée à la Nouveauté. Forcément. On peut oublier hier puisqu’il ne reviendra plus et on se concentre sur aujourd’hui qui permet de construire demain. Ça valorise les mecs de 25 ans, le dernier outil informatique, le dernier livre publié sur le dernier sujet à la mode. Pour les autres, l’important c’est l’expérience qui va permettre de résoudre les problèmes de demain puisque ce sont ceux d’hier. Ça valorise les vieux, les textes classiques et le boulier qui reste toujours sur le bureau. Naturellement, les deux ont raison (ou tort, c’est selon). Parce que l’histoire des sociétés est à la fois linéaire et cyclique : les exemples sont innombrables dans les deux cas. Comme chacun choisit ses exemples, chacun a raison dans son raisonnement et tort dans son fonctionnement. Car le bon fonctionnement, c’est d’utiliser les deux modes de pensée. Nous autres, braves Occidentaux, nous pensons spontanément linéairement. Il faut aller jusqu’au bout de ce raisonnement, s’arrêter et reprendre le problème en pensant circularité. Il en naîtra une vision différente et une solution différente, pas meilleure que la première. Peu importe. Il suffit de marier les deux. Ce qui importe, c’est que, en général, le premier mode de pensée impose des destructions ou des abandons. Le second suggère plutôt des conservations ou des modifications. Et que personne ne peut choisir entre les deux. La meilleure solution est celle qui conserve le plus parce que c’est celle qui permet d’avoir le beurre et l’argent du beurre, de progresser parce que le temps est linéaire et de conserver parce qu’il est également circulaire. A ce niveau, on va rajouter le ressenti. C’est une notion assez nulle tant elle est personnelle et donc intransmissible. Dieu merci, il y a quelques ressentis communs. La planéité de la Terre, par exemple. Essayez d’expliquer à un marcheur qu’il est un acrobate marchant sur une boule. Le mec, il va se marrer. Il le sait bien que la Terre est ronde, mais quand il marche, elle est plate. Sauf quand il y a un col. Pour tout un chacun, la sphéricité de la Terre, ça sert à rien qu’à faire faire des maths aux cartographes. Dans la vie quotidienne, on s’en fout. C’est vrai que remonter les Champs-Elysées, c’est pas pareil que marcher sur un ballon. Pas pareil au niveau du ressenti parce que dans la réalité, c’est toujours une portion d’arc-de cercle, qu’on le veuille ou non, qu’on le ressente ou non. Et si Bergson s’était planté ? Si sa vision du temps n’était qu’un ressenti ? Si tout était cyclique mais avec des cycles tellement longs qu’on en perd la conscience comme on perd conscience de la rotondité de la Terre ? A ce compte, l’avenir ne serait plus prévisible qu’aux sociétés possédant une très longue Histoire et la connaissant suffisamment pour y discerner des cycles à très long terme. Perdre l’Histoire reviendrait à perdre l’avenir. Pour un libraire, l’idée est plus que séduisante. Pas une raison pour autant de changer le jean pour une robe orange…

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