BELFAST

Belfast, et pourquoi pas Dublin ? Ben… écrire sur Dublin après Joyce et Queneau, faut avoir peur de rien. Ou être obligé. Comme Pierre : il est obligé et il n’a peur de rien.

Le meilleur, c’est l’arrivée, l’avion qui glisse sur une aile, qui prend en souplesse l’axe de la piste. Dessous, une palette de verts chatoyants. On est content : on savait que l’Irlande c’était bien vert et on vérifie. Si ça, c’est vrai, le reste doit être vrai aussi. Je vais à la rencontre de joyeux chanteurs, fous de bière et de rugby. Génial. Hier, j’étais au Pays basque… L’aéroport international de Belfast mérite qu’on s’y arrête car c’est, sans nul doute, le plus petit aéroport international d’Europe. Pas vraiment propre. Hall des départs : un minuscule comptoir Aer Lingus, tout le reste est occupé par les compagnies low cost. Doivent pas rouler sur l’or les Belfastais, je suspecte. Dehors, ça commence à se gâter : on est en Grande-Bretagne, pas en Irlande. Tout est douteux, limite craspouille. Dès qu’on a quitté l’aéroport, les parkings fleurissent dans les champs, ça a l’air d’une spécialité locale. Le rural qui possède un bout de terrain, il met un panneau : 1£ la journée, 3 £ le week-end. Tu t’arrêtes là, tu poses ta guinde dans la boue, le gentleman-farmer couperosé te colle dans son van Vauxhall et te conduit à l’aéroport. Le parking te coûte cinq à dix fois moins cher et tu économises le taxi. Le calcul est vite fait : le taxi Belfast-aéroport coûte 25 £. Si t’as pas le parking champêtre, tu payes plus de parking ou de taxi que ton vol Belfast-Majorque. C’est des quasi-Ecossais les indigènes : une livre est une livre. Dire que ça rend coquets les environs champêtres serait mentir vu que dans les champs, c’est pas Rolls et Jaguar et que l’aménagement des parkings n’a pas été demandé à Norman Foster. Pour payer, tu sors pas la Carte bleue : que des billets pour l’homme en bottes. Oui, il a des bottes parce que lui, le parking, il le connaît, il sait bien qu’on risque pas de glisser sur un sol trop propre. Toi, tu pars à Malaga, t’es déjà en espadrilles. Comme dit l’autre, on emporte toujours le sol de chez soi à la semelle de ses souliers. J’exagère un peu, c’est plein de fleurs, surtout une sorte de genêt d’or flamboyant qui piquette la campagne. On en trouve d’énormes buissons autour de pubs isolés qui portent les mêmes noms qu’en Angleterre avec des chevaliers rouges et des rendez-vous du laboureur. Belfast a été créée par Victoria pour faire pièce à Dublin. Plus exactement, l’Impératrice (ben oui, elle était aussi Impératrice des Indes et, en français, on utilise toujours le titre le plus important, c’est une règle) a donné à Belfast la charte et le titre de ville. Aussi sec, les notables ont construit un Hôtel de Ville pastichant le XVIII eme siècle qui fait penser à un Sacré-Cœur posé à Castelnaudary, à cause de toutes les maisons en brique qui l’environnent. Toute la ville est comme ça : la brique domine mais le Pouvoir s’exprime sans cesse dans la pierre. La brique, c’est pour les pauvres et les églises. On peut pas se tromper : dès que c’est de la pierre de taille, c’est banque ou gouvernement. D’ailleurs, l’Opéra est en briques… Le marché Saint Georges aussi. Pas beaucoup de temps, je file vers Sandy Row. C’est que je veux voir à quoi ça ressemble un quartier loyaliste. En Irlande, loyaliste, ça veut dire collabo. Collabo et parpaillot. Fidèle à la couronne britannique et au pasteur Paisley. Je comprends même pas qu’on en discute : il suffit de regarder une carte d’Irlande et l’Ulster apparaît immédiatement comme une tâche. Nous sommes face à une évidence géographique, l’Irlande du nord est une colonie. D’ailleurs l’Institut Géographique s’appelle Institut Géographique d’Irlande du nord. Pour ceux qui ne le sauraient pas, les Anglais ont toujours eu deux types d’Instituts Géographiques : l’Ordnance Survey s’occupe du sol de la mère-patrie et uniquement de lui. Dès qu’il y a autre chose à cartographier, on en crée un autre : Survey of India, Survey of Kenya. Et Survey of Northern Ireland. Chez eux, c’est un signe cardinal de colonialisme : on ne traite pas la terre des populations colonisées comme le sol sacré de la patrie. Sandy Row, c’est d’abord un énorme panneau qui prévient qu’on entre en terre loyaliste, une sorte de « mural » comme on en voit en Amérique du sud avec un personnage naïf, bariolé, cagoulé qui brandit une arme. Casse-toi si t’es pas d’accord. Les drapeaux britanniques (dans l’Equipe, on n’hésite pas à parler d’Union Jack) sont délavés, miteux. On sent la guerre de pauvres, la manipulation idéologique : si t’es au chomedu, c’est à cause de ces salauds de papistes. C’est pas la Sierra de Teruel et Paisley, c’est pas Malraux, ça c’est sûr. En face, y’a l’Hôtel Europa. Le panneau gracieusement mis en place par l’Office de Tourisme me pose un vrai problème, le genre de problèmes qui fait passer la critique économique de la politique gouvernementale au second plan. C’est écrit, noir sur blanc : l’hôtel Europa est « the most bombed hôtel in the world ». Et comment ça se traduit ? L’hôtel le plus « bombardé » ? Non, ça ne va pas. Chez nous, un truc bombardé, ça prend dans la tronche des bombes qui viennent du ciel et la Luftwaffe, elle s’est jamais aventuré jusqu’à Belfast. « Bombé », ça veut dire arrondi sauf, peut être dans l’expression « je lui ai bombé le baigneur », mais ça fait un peu vieillot. J’adore ça : on comprend bien le sens, les patriotes du Sinn Fein y ont posé plus de bombes que partout ailleurs, mais on ne peut traduire qu’en trouducutant avec des périphrases du style « l’hôtel qui a subi le plus d’attentats » et, bien entendu, on perd de la concision et de la précision. Je ne vois qu’une solution mais on va m’accuser de faire de la politique : « l’hôtel le plus puni du monde ». Voilà, ça en jette, l’esprit grammatical est conservé. Je vais soumettre à Pierre, lui au moins devrait approuver. En face de l’Hôtel Europa, on trouve les plus vieux pubs de la ville. Pas touchés, inchangés avec leurs boxes qui permettent de s’isoler (et peut-être même de se toucher, mais ça faut pas le dire au Pasteur Paisley). Forcément, c’est des boxes (en anglais dans le texte et j’ai vérifié le pluriel autorisé), et mon portail lexical me propose comme synonyme possible « alcôve », tout ça fleure bon les fantasmes de Sally Mara. Dans les boxes, on trouve partout de petites plaques de métal raboteuses. Partout. Ça servait à gratter les allumettes, avant. Avant que ça soit interdit. Quand les pubs sentaient la bière chaude et le tabac froid, quand les pubs étaient des pubs, quand Belfast construisait le Titanic et que Buckingham était le centre du monde. Peut-être qu’ils imaginent que c’est la fumée qui a détruit l’Empire, coulé le Titanic et incité les rebelles papistes à se révolter. Bon, on fume plus, la bière reste chaude et les Américains fouillent le Titanic. Je vais dîner au Vaudeville. On le trouve difficilement dans les guides touristiques. C’est tout simplement un ancien bordel. Plus exactement une maison de plaisir. Le restaurant est installé dans la grande salle de café-concert. Au dessus, il y avait les salons. Et les chambres. A vue de nez, une petite cinquantaine de pensionnaires. Ne rêvons pas, tout est fermé. Mais si, rêvons. Ce Vaudeville me parle d’un Belfast gai, joyeux, fêtard, un peu salace. Une ville de la Belle Epoque, en phase avec son époque, voulant imiter Paris, objectif suprême des plaisirs de la vie. J’adore la déco d’époque qui sent son Toulouse-Lautrec, les cuivres et les miroirs de Murano. J’aime moins les gisquettes en Prada, elles évoquent plus Calder que Lautrec, question sensualité. Quand Belfast construisait le Titanic, ce Vaudeville devait recevoir les ingénieurs, les constructeurs, les banquiers. Ça devait rire, chanter, flirter et plus si affinités et livres sterling. On est tellement loin du rigide pasteur appelant à la guerre sainte. Belfast est une figure de l
a régression. Comment en arriver là ? L’architecture, les monuments dessinent une ville joyeuse et extravertie : des pubs, un Opéra en plein centre ville, un marché sur-dimensionné, des lieux de plaisir. Et un siècle après, des appels à la haine, une misère sous-jacente, une ville qui se vide quand tombe la nuit. Le garçon du pub m’a traité de papiste histoire de me rappeler mon statut d’étranger. C’est pas Belfast à bras ouverts. La bonne nouvelle, c’est que le patron du Vaudeville a la passion des fromages français et que je me suis tapé un Epoisses à point, une merveille qui te renvoie encore au Titanic : Plus près de toi, mon Dieu….

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