Jean CHESNEAUX

Du haut de l’amphithéâtre bondé et silencieux, on se sentait écrasé de la présence de la petite silhouette auréolée de cheveux gris. Jean Chesneaux nous racontait la Révolte des Taipings, cet immense désastre qui a coûté de 100 à 150 millions de morts à la Chine au cœur du XIXème siècle, essentiellement par la faute des puissances occidentales. Il avait alors une réputation solidement établie de communiste stalinien alors même que sa réflexion personnelle l’éloignait de plus en plus du PCF avec lequel il rompra à la fin des années 1970. Chesneaux n’était historien que pour mieux comprendre les désordres et les injustices du monde.

Il faisait partie d’une espèce rare, l’historien voyageant. Non de congrès en colloque ou d’universités en bibliothèques. Il voyageait seul pour aller cueillir la matière humaine qui enrichit tant les livres. Il s’en est expliqué dans une jolie interview que l’on trouve sur le site de l’hebdomadaire Marianne: « Le voyageur n’apporte pas la lumière. Il n’a pas de théorie générale, il n’a pas la science infuse, il ne va pas construire une stratégie de sortie de crise, etc. Mais son récit vient donner plus de forces, plus d’aspérités concrètes. Il rend plus immédiatement perceptibles des choses qu’on sait de manière théorique, intellectuelle. Rien ne vaut le vécu concret, le détail qui révèle la logique profonde». Dès les années 1970, Chesneaux milite au Larzac. Il est dans la logique de son cheminement. Le marxiste qu’il restera toujours perçoit les prémisses d’une crise plus générale qu’une simple crise politique. Il appréhende très tôt les risques que l’informatisation fait courir à la partie la plus fragile des sociétés. Et il inclut dans sa réflexion une dimension écologique qui prend racine dans son engagement aux côtés de Greenpeace contre les essais nucléaires français dans le Pacifique. Chesneaux ne faisait rien à moitié : l’historien universitaire spécialisé dans l’histoire chinoise va se transformer en spécialiste de la zone Pacifique. Il sera Président de Greenpeace avant de rejoindre aussi le mouvement Attac. Toujours cette volonté de saisir une évolution globale, mais aussi d’agir, d’apporter sa vision et son savoir à une action concrète en faveur de l’humanité, surtout défavorisée. C’est ainsi qu’il a sans cesse parcouru le monde. Il détestait le voyage à visée personnelle et égoïste qu’il appelait la « dérive aléatoire ». « La dérive aléatoire n’a d’autre but que de perdre son temps. Elle se dissout dans les lignes de l’horizon. Elle culmine en mirage. C’est une structure dissipative. L’écrivain et voyageur Nicolas Bouvier dit même: «C’est un exercice de disparition.» Voyager, à mon sens, c’est le contraire ! » On trouve l’essentiel de sa bibliographie sur Wikipedia avec, toutefois, un manque essentiel, l’Histoire de Chine qu’il a publiée chez Hatier en 1969 avec ses assistants de Paris-VII. Dans le premier volume de cette Histoire, écrit avec Marianne Bastid, lisez le chapitre VII sur les tentatives de modernisation de l‘économie chinoise dans les années 1880. C’est à peu de choses près la politique mise en place par Deng Ziaoping depuis 20 ans. Je parlais récemment de Chesneaux avec un sinologue réputé. « Il s’est beaucoup trompé » m’a t-il dit en haussant les épaules. C’est peut-être vrai mais Jean Chesneaux a souvent admis ses erreurs car elles étaient une partie de sa recherche, de ses doutes, des découvertes qu’il faisait dans un monde qui changeait. Il a été un grand maître et sa chaire a été un vivier d’historiens de haute volée : on trouvait à ses côtés Marianne Bastid, Marie-Claire Bergère, Catherine Coquery, Daniel Hémery, Guy Dhoquoy, ce qui n’est pas rien ! J’ai failli dire qu’il était un humaniste, mais je crois qu’il n’aurait pas aimé. Disons qu’il était un activiste humain. Et un grand voyageur.

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