LA DOPE

Le Tour de France va revenir et, avec lui, la question essentielle de la dope. Soyons sympas avec les cyclistes, ils ne sont pas les seuls. Depuis les nageuses allemandes sur-hormonées des années 70, on en a connu des modes de dope, de la simple coke jusqu’aux transfusions complètes. Faut de la performance au public, des nageurs qui vont plus vite que les thons (ce n’est pas une image sexiste), des tennismen qui frappent comme des malades pendant des heures, des cyclistes carrossés comme des Formule 1. On appelle ça se surpasser. Et pour se surpasser, la piquouze, ça aide.

Avec tout ça, on regarde la télé, on cherche dans le peloton multicolore qui serpente dans les champs l’anonyme qui surgira pour pouvoir dire aux copains du bistro : « Hé, c’est pas possible, il carbure à quoi, le mec ? ». Ce qu’on voit pas, c’est la grosse camée qui occupe l’écran, tout l’écran. Elle est tellement chargée, la vieille junky, qu’on s’y est habitués. Elle a des trous partout, de la poudre plein les narines et on l’a transfusée plus d’une fois. Elle porte un joli nom grec : Gaïa. Le peloton qui serpente, il est bien moins dopé que les champs qui lui servent d’écrin. Pour les mêmes raisons : faut se surpasser. Quand on relit les vieilles descriptions géographiques, on y trouve une distinction bien oubliée : il y a des terres riches et des terres pauvres. Comment est-ce possible ? Des terres pauvres ? Ben oui, les Landes par exemple, les bonnes vieilles Landes de Gascogne. Admirons les photos de Félix Arnaudin qui nous montrent des bergers (bergers = moutons = terres pauvres) juchés sur des échasses, à cause des marais (marais = incultivables) devant des maisons de torchis (ben oui, le colombage tant pittoresque aujourd’hui, c’est quand on a pas le pognon pour la pierre de taille). Ça les a excités les Landes au XIXème siècle, à commencer par Napoléon le Petit. C’était un défi à l’intelligence et au Progrès, fallait mettre en valeur. C’est gagné : les Landes sont quasiment le grenier à maïs du Sud-Ouest. Pour la culture extensive du maïs, on a vraiment besoin que d’une chose : de l’espace pour que les belles grosses machines puissent tracer leur route. Le reste, c’est secondaire. La terre est pauvre ? On a les belles semences des grands semenciers américains et les bonnes molécules de leurs copains phytochimistes. Qu’est ce que t’en as à foutre ? Une analyse pour savoir ce qui manque et des tuyaux pour mettre ce qui manque. Y’a pas d’eau ? Pas grave, tu fores, l’eau elle est sous la couche d’alios, tu la trouveras bien et tu pourras offrir à chaque pied de maïs ses 30 litres quotidiens. Il est simple, le maïs, il évapotranspire 30 litres d’eau par jour. L’eau, c’est gratuit, y’a qu’à faire des trous. C’est bien les trous : en plus, ça évacue une partie des molécules des phytochimistes. Dans la nappe phréatique, certes, mais ça va bien se diluer. Gaia, la vieille junky, elle sniffe les molécules, elle supporte les piquouzes que c’en est un bonheur. Elle a plein de soigneurs autour d’elle qui lui concoctent des mélanges, lui cherchent de nouvelles molécules. Et pas que des vilains capitalistes obsédés par le fric. Non. Elle a aussi des soigneurs officiels, payés par la collectivité pour faire cracher la vieille. Ils la ménagent. Ils inventent de la terre sans terre (on appelle ça du géotextile) vachement bien, vachement propre pour qu’il n’y ait plus de terre sur les salades, comme ça on gagne du temps au nettoyage, et des mélanges nutritifs pour pas que la vieille elle se fatigue trop. Bon, d’accord, les mélanges nutritifs, ils viennent souvent de molécules extraites d’autres productions de la vieille, comme le pétrole, mais c’est pas très grave. De toutes façons, le trop plein, elle va le récupérer. Dans la nappe phréatique. On le sait bien depuis Lavoisier : rien ne se perd, rien ne se crée. C’est génial : il n’y a plus de terres riches et de terres pauvres comme le disaient ces vieux schnocks de vieux géographes. C’est l’égalité parfaite : pas besoin de naître en Beauce pour être un paysan riche. Relativisons toutefois : c’est mieux quand le terrain est plat, les grosses machines et les grands travaux, ça aime pas trop les pentes. Mais pour le reste…. Tu achètes de la lande sablonneuse qui vaut pas un clou, tu mets un tapis de géotextile et plouf ! tu te fais une productivité de vallée alluviale grasse et riche. Gagnant à tous coups. On a vachement bien fait de ne pas écouter les vieux géographes. Et d’abord, la géographie, ça sert à rien. Au début, la vieille, elle arrivait assez bien à nourrir ses gosses. Ils étaient pas trop nombreux et pas trop gourmands. Ils faisaient simple, ils remettaient leur pipi-caca dans la terre, histoire de récupérer des éléments nutritifs. Et puis, les enfants du Nord, ils ont grandi et comme la vieille avait des difficultés à nourrir tout ce petit monde, ils ont commencé à lui filer de la dope. Comme toujours, au début, c’étaient des drogues douces. Et puis, l’accoutumance, l’addiction, il a fallu augmenter les doses, trouver plus fort, plus dur. Dans l’ensemble, ça allait, surtout que les enfants du Sud, eux, ils mangeaient plutôt moins. Parfois, on pouvait se calmer, mettre des terres en jachère. Mais voilà, les enfants, vous savez ce que c’est : vous leur donnez le doigt, ils veulent le bras. Ils surveillent la gamelle du petit frère, pas de raison qu’il en ait plus que moi. Les enfants du Sud, ils voulaient la même gamelle que ceux du Nord. Alors, plus que jamais, on a mis la vieille au boulot. Il suffit d’augmenter les doses. Quand même, depuis le temps, la vieille, elle va plus trop bien. Ça a commencé avec la bouche sèche. Les dopeurs, ils avaient pas prévu ça. Après, c’est la fièvre qui a commencé de monter. Pas trop, heureusement, mais quand même assez pour produire des effets indésirables, des vents, des convulsions. Toutes ces choses qui semblent bénignes au début, surtout si on n’a pas de molécules pour les arrêter. Alors, on se dit que ces bubons, ces furoncles, ces sortes de métastases, c’est pas trop grave. Des spécialistes disent qu’elle a déjà eu ça et qu’elle en a guéri. C’est préférable, parce que si elle peut plus nourrir ses gosses, ils vont devenir de petits voyous. Remarquez, avec une mère camée jusqu’aux yeux, c’est pas anormal. Les enfants, ça vit en bandes, ça aime bien l’ordre tribal avec des chefs et des sous-chefs. Les enfants de Gaïa, ils fonctionnent aussi comme ça, ils s’appellent des « nations » ou des « Etats », allez savoir pourquoi. Chaque chef de bande veille à ce que sa bande soit nourrie, le mieux possible. Ils ne sont jamais inquiets (c’est surtout qu’ils veulent pas le montrer, un chef inquiet n’est plus un chef). Ils donnent des instructions aux chouchous du prof, les intellos à lunettes qui jouent au petit chimiste, et ils les transforment en dopeurs. Ils ont suivi la même voie que les dopeurs cyclistes : toujours plus loin dans la manipulation du vivant, l’EPO dans le peloton, les OGM dans les champs. La vieille, elle va pas mieux, mais ça se voit moins. Heureusement qu’il va y avoir le Tour de France pour oublier tout ça. Soyons bien certains qu’un soir d’étape, un soigneur se dira : « Si je dope encore, il va crever et je suis viré. Si j’arrête la dope, il va plus gagner et je suis viré. Que faire ? » C’est vachement dur la vie de soigneur-dopeur. Aussi dur que la vie de géographe spécialisé dans le développement durable. Mais pour ça, y’a des livres.

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