LA CHINE EST UN CARRE

La Chine est un carré. Fermé. Pas que la Chine d’ailleurs mais c’est d’elle qu’on parle. En chinois, le caractère « guo » qui signifie « pays » est un carré. Fermé. Avec l’Empereur au milieu. Le carré, c’est ce qu’on appelle « la clef du champ ». Du champ, pas des champs, vu qu’on n’en sort pas. Un carré bien fermé, c’est un champ. Le signe au milieu, c’est le caractère de l’Empereur, médiateur entre la Terre et le Ciel. C’est clair. Un pays est un ensemble fini : chacun chez soi. Un pays est dirigé par un homme qui possède l’onction divine. Si on regarde une carte, c’est pas faux : déserts au nord et à l’ouest, Himalaya au sud, océan à l’est, la Chine est un carré.

Pour désigner la Chine, on ajoute le caractère « zhong » qui signifie « au milieu ». En fait, ce milieu est singulièrement supérieur. Il signifie que la Chine est au milieu, juste sous le Ciel. Les autres pays sont dans les marges, à l’écart des bienfaits célestes. Seul le Milieu existe, le reste on s’en fout. On devrait s’occuper de calligraphie autrement et lui redonner sa véritable valeur qui est politique, pas poétique. Pendant des siècles, les Empereurs ont calligraphié les lois de leur blanche main. Une nouvelle loi ? Zou, l’Empereur se tapait les copies lui-même, autant de copies que de fonctionnaires destinataires. Des pages et des pages de caractères. On croit que c’est facile d’être Empereur, concubines et banquets. Pas du tout. Etre Empereur, c’est faire des lignes comme un gamin puni. C’est le seul système qu’on avait trouvé pour que les fonctionnaires sachent que la loi est valide. Si c’est écrit par l’Empereur, c’est valide. Pas de lézard. Quand l’Empereur change, le premier truc à apprendre, c’est de reconnaître la calligraphie du nouveau. Entre nous, si notre Président était obligé d’en faire autant, le poids législatif s’allégerait tout seul. Pourquoi je vous dis ça ? Tout simplement parce que le titre du Quotidien du Peuple est toujours, plus de vingt ans après sa mort, de la main de Mao Zedong. Personne n’a jamais osé y toucher. Peut-être bien qu’il est mort. Peut-être pas. Le jour où ils changeront le titre, on sera sûrs. Avant, on peut douter. Revenons au carré fermé. Il a un sens profond. On ne peut pas en sortir. Politiquement, je veux dire. Et de fait, l’histoire de la Chine n’est pas une histoire de conquêtes extérieures. Pourquoi aller ailleurs, vu qu’ailleurs c’est moins bien qu’au milieu ? Les expéditions militaires de conquête, on les compte sur le doigt de la main. Le Japon une fois, mais les Dieux du vent (en japonais on dit kamikaze), c’est à dire une tempête, ont réglé le problème. Le Viet Nam, voici quelques années, mais le bide a été retentissant. C’est à peu près tout. La Chine n’est pas impérialiste, elle ne cherche pas à repousser ses frontières. Elle ne cherche même pas à explorer. Elle n’a jamais eu de marine performante. Ses compagnies aériennes ne sillonnent pas le monde. Ne parlez pas des cosmonautes (pardon, les taikonautes). Ils ne comptent pas, enfin beaucoup moins que les fusées. Celles-là, elles montrent au monde occidental que s’il faut expédier quelques charges nucléaires ici ou là, c’est du domaine du possible. Certes, il y a une émigration chinoise. Les journalistes talentueux parlent de diaspora. Sauf que diaspora, étymologiquement, c’est disperser des graines. Je suis pas très sûr que les Chinois émigrés soient des graines. Il n’y a pas si longtemps, à Ensenada, en Californie mexicaine, on montrait encore l’embarcadère des Chinois morts. Une fois par an, un bateau venait chercher les corps embaumés des Chinois morts en Californie pour les rapporter vers la terre des ancêtres. Même morts, il fallait revenir. Tous les peuples n’en font pas autant. On a tort de juger la Chine selon des critères occidentaux au motif que depuis Deng Xiaoping la Chine semble avoir rejoint le concert des nations. Tout simplement parce que si on veut être le premier, on est bien obligé de participer à la compétition. Sinon, ça compte pour du beurre. Aucun Chinois ne doute de la supériorité de son pays. Le problème, c’est qu’il faut bien que les autres la reconnaissent aussi. Et les autres, c’est nous. Nous recevons donc les signes qui doivent nous persuader de cette supériorité. Les signes que nous comprenons. Des histoires de PIB, de réserves de change, de balance commerciale, de milliardaires en dollars. La télé nous en gave jusqu’à plus soif. Et nous nous ébaudissons : la Chine est un grand pays. Alors qu’il n’y a pas si longtemps, les dames patronnesses faisaient des quêtes pour les petits Chinois nécessiteux. C’est rigolo : plus personne ne parle de « péril jaune ». C’est une expression qui est née vers la fin du 19ème siècle : l’Occident pensait qu’avec sa démographie galopante, la Chine allait nous envahir. La démographie a galopé, la population chinoise a doublé, personne n’a été envahi et l’expression est tombée en désuétude. C’est qu’on pensait aux Chinois comme des Européens. En Occident, un peuple qui grandit envahit ses voisins. On appelle ça le Lebensraum, l’espace vital. Mais pourquoi diable voulez vous que les Chinois s’éloignent du Milieu où se dispensent les bienfaits célestes ? D’autant qu’il y a de la place : la densité de la population, c’est à peine le tiers des Pays-Bas et les Hollandais ne sont pas à l’étroit. Les Chinois sont démangés par un mauvais prurit : les Traités Inégaux. Au 19ème siècle, par des petites guerres successives, les pays occidentaux, USA et Grande-Bretagne en tête, ont imposé à la Chine des traités commerciaux qui la mettaient à genoux. Concessions, bail de Hong Kong, canonnières du Yangze, sac du Palais d’Eté, une, deux, trois guerres de l’opium, soutien à la révolte des Taipings, pendant un siècle la Chine en a pris plein la gueule. Les militaires occidentaux arrivaient, les mandarins signaient avec un pistolet sur la nuque ou peu s’en faut. Nous, on a oublié. De ce temps, on a conservé le souvenir de la Commune et des Trois Glorieuses. Sauf que, pour un Chinois, les Traités Inégaux, c’est comme l’Alsace-Lorraine pour mon grand-père. Pensons-y toujours, n’en parlons jamais. Sont rancuniers les Asiatiques. On l’a tous appris avec Le Lotus Bleu. Rancunier, c’est pas le terme. Mais quand même, un siècle d’humiliations majuscules, ça laisse des traces. Surtout que ça ouvrait aussi la porte aux Japonais. Pour prendre Pékin, ils étaient avec nous, les Nippons. A Nankin, ils avaient appris la leçon. Ils peuvent bien parler de solidarité asiatique, je suis pas sûr que les Chinois mordent à l’hameçon. Ils ont le sens de l’Histoire. Comme tous les marxistes. Aïe ! un vilain mot. Tout le monde sait que Marx est mort. Comme Mao (voir ci-dessus). Parce que jusqu’à nouvel ordre, la Chine est dirigée par le Parti Communiste Chinois et que, par voie de conséquence, la Chine est communiste. Vous croyez que c’est nouveau ? Erreur. La bureaucratie communiste est l’héritière en droite ligne de la bureaucratie céleste décrite par Balasz : quarante siècles d’organisation hiérarchisée qui aboutit à Pékin (parfois à X’ian ou à Nankin, c’est l’idée qui compte, pas la ville). Qu’on le veuille ou non, la Chine est communiste et même elle était communiste avant Marx. Il le savait, le fier barbu, et il avait inventé le concept de Mode de Production Asiatique pour essayer de faire rentrer ce qu’on savait de la Chine dans sa belle construction intellectuelle. Parce qu’un Etat interventionniste et planificateur, une bureaucratie hiérarchisée, un marché intérieur régulé, ça collait avec rien, ni avec le féodalisme, ni avec le capitalisme bourgeois. La lutte des classes pour que ça marche, faut qu’il y ait des classes. En Chine, y’avait l’Etat et le reste. Depuis des temps immémoriaux. Et même si dans « le reste » on trouvait des riches et des pauvres, l’Etat gardait la haute main. Y compris sur le foncier. Heureusement que la Chine était pauvre, on pouvait l’oublier. Aujourd’hui on devrait l’étudier un peu plus sérieusement pour ce qu’elle est, pas comme un avatar de l’Occident. Il est hallucinant de ne jamais voir cité le nom de Li Hongzhang qui fut Premier Ministre parce qu’il était l’amant de l’Impératrice Cixi. Il avait initié la politique yanwu (activités à l’occidentale) et inventé le système guang du shang bang (contrôle d’Etat-gestion privée) : l’Etat finance, les particuliers gèrent. Li Hongzhang était particulièrement admiré par Sun Yatsen et par Mao Zedong (encore lui). Regarder la Chine aujourd’hui, c’est regarder Li Hongzhang à l’œuvre. Les particuliers qui gèrent ne sont plus ses copains, forcément. Ce sont
les copains des maîtres du moment. Des maîtres qui ont de la mémoire. Il y a trois ou quatre ans, j’ai eu la chance d’être invité à dîner par quelques officiels chinois de très haut rang. Vraiment très haut : il y avait des interprètes pour surveiller les interprètes officiels et le personnage le plus haut placé n’était pas le chef de la délégation. Au moment des toasts (kampei), moment crucial et qui nécessite un foie en acier inoxydable, le personnage le plus haut placé me dit en portant son verre de maotai à hauteur de mes yeux « Je bois à Etienne Manac’h ». Tout le monde l’a oublié, celui-là. Nommé Ambassadeur à Pékin par le Général De Gaulle (dont ce fut l’une des dernières décisions), il fut l’homme qui permit à la Chine, pendant la Révolution Culturelle, de continuer à avoir une activité diplomatique. Boire à sa santé était une très délicate attention et un message très important. J’en ai eu les larmes aux yeux. En buvant cul sec un verre de maotai à 70°, c’est assez normal, me direz-vous.

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1 Comment

  • Répondre août 20, 2013

    A.

    Article très intéressant mais je reviens sur un point :

    « Elle ne cherche même pas à explorer. Elle n’a jamais eu de marine performante. »

    Il faut savoir qu’au XVème siècle, avant même que les Européens partent à la conquête du Nouveau Monde, l’amiral Zheng He était à la tête d’une flotte gigantesque comparable à celle de tous les pays européens réunis de l’époque. Il serait donc faux de penser que l’Empire du Milieu n’a jamais cherché à explorer le monde malgré sa position « centrale » dans le monde 🙂

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